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Le Statut parisien des nominalistes

« Le statut parisien des nominalistes » fut publié à Paris, « sous le sceau des quatre nations, la gauloise, la picarde, la normande et l'anglaise, ainsi que sous le sceau de la main du recteur de l'Université de Paris, l'an du Seigneur MCCCXL, le vendredi après la nativité du Seigneur », « Statut de la Faculté des arts libéraux réprouvant certaines doctrines occamistes erronées ».

L'ouvrage de Ruprecht Paqué, traduit de l'allemand en français par Emmanuel Martineau, en présente le texte latin et la traduction (ainsi que le texte et la traduction d'un « statut » antérieur, de 1339, « décrétant que la doctrine occamienne ne doit pas être enseignée et que nul ne peut, sans l'autorisation de celui qui la dirige, prendre part à une disputation » (en se référant à cette doctrine). Ces textes tiennent en peu de pages et l'ouvrage comporte environ 390 pages assez serrées. Il traite donc trois autres questions autrement actuelles :

  1. Quel est le véritable adversaire du Statut ? Occam ? Certains aspects de l'occamisme seulement ? Pourquoi ? Les conflits entre Franciscains et Dominicains, entre l'Empereur et le Pape se retrouvent-ils dans la délicate discussion logique du Statut ?

  2. Quelle était la vraie position de Buridan, maître à la Faculté des arts, et dont les doctrines sont proches de la via moderna et de l'occamisme réprouvé ?

  3. Quelle est la situation du Statut dans l'histoire de l'esprit humain ?

L'enjeu intellectuel de la querelle s'éclaire dès la lecture des premières phrases du Statut, dont les auteurs distinguent nettement entre le sens littéral d'une proposition et son sens intentionnel. Le discours humain n'a pas en lui-même sa vérité ou sa fausseté, mais celle-ci lui vient d'une « imposition » extérieure. Il convient donc, en présence d'une proposition « bien connue » qui semble contestable, de chercher sa signification correcte et sa signification fausse, et non de la déclarer simplement ou littéralement fausse. Plus loin, la thèse « nominaliste », ou « occamiste » contestée est plus explicitement formulée : « que nul n'affirme qu'il n'y a pas de savoir des choses (de rebus), mais seulement et toujours un savoir des signes (signa), c'est-à-dire des coincepts et des expressions, car, dans les sciences, nous utilisons les concepts (terminis) pour les choses (pro rebus) que nous ne pouvons transporter pour nos disputes. Notre savoir est par conséquent un savoir des choses, même s'il passe par le chemin des concepts ou des expressions. »

L'interprétation mathématique par Minkowsky de la Relativité aurait donc été condamnée par la Faculté des arts …

Je ne saurais retracer ici l'analyse détaillée de Ruprecht Paqué, et je me contenterai de citer le dernier paragraphe, intitulé « L'espace « unique » de l'esprit », qui me fait penser au titre et au sujet de l'ouvrage récent d'Isabelle Thomas-Fogiel, « Le lieu de l'universel » : «  Comme il s'agit, dans de semblables tentatives pour penser l'espace (de temps) de l'histoire de la nature et de l'homme, de la totalité à laquelle nous-mêmes et chacun de nous nous appartenons, il est clair qu'elles ne sauraient laisser d'exercer un effet rétroactif sur l'individu et sa conduite, et même à l'occasion, d'entraîner -- puisque l'homme occidental s'en est tenu auparavant à un fondement « métaphysique » représentable et stabilisable de l'étant - de graves ébranlements. Le renoncement à l'objectivabilité de la nature comme réalité autonome, à laquelle nous nous accrochons si volontiers, quitte à l'assortir du « supplément » extra-scientifique d”une « foi », ce renoncement implique bel et bien l'effondrement de toute une « image » du monde, que même de grands chercheurs (Einstein n”étant pas l'un des moindres) n'ont pas consenti, si grande que fût leur contribution à cette « relativisation », à accepter de bon cœur.

Cet effondrement n'a rien à voir, faut-il y insister, avec un renoncement à la science ou à la technique, non plus qu'à la réalité qui leur appartient; bien au contraire, en manifestant la possibilité de plus en plus réelle d'un dépassement de cet apparent « fondement dernier » qui s'était subrepticement imposé comme présupposition métaphysique de la science, il donne pour la première fois à cette science, à cette technique, à cette réalité scientifico-technique leur vrai lieu au sein d'un espace plus libre, à partir duquel peut du même coup devenir possible un comportement humain authentique à leur égard. »

La problématique est commune à la plupart des réflexions épistémologiques et métaphysiques depuis la Relativité, à savoir, « d'où parlons-nous ? » et « de quoi parlons-nous ? ». Le fait que cette problématique soit aussi, d'une certaine façon contenue dans un texte du quatorzième siècle montre, s'il en était besoin, qu'elle n'est pas véritablement induite par la physique moderne. Le supposer, finalement, ne revient-il pas à rester dans un certain physicalisme dogmatique ? La Faculté, en affirmant en 1340, que la vérité d'une proposition lui venait, non d'elle-même, mais d'une « imposition » externe (« arbitraire », est-il dit dans la traduction, mais il ne me semble pas que ce soit le sens clair du texte latin) posait d'emblée la question de la nature de cette « imposition » et de son lieu d'origine, ce qui est précisément la question débattue de nos jours par les philosophes qui s'intéressent encore à ce genre de problèmes.



29/06/2015
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