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Une lecture pragmatiste de la mécanique quantique

Le livre de Michel Bitbol : La Pratique des Possibles. Une Lecture Pragmatiste et Modale de la Mécanique Quantique prend comme point de départ les difficultés soulevées par l'interprétation métaphysique de la physique relativiste et « quantique », subatomique : remise en cause de l'espace et du temps comme lieux universels et universellement repérables des événements observables, qui anéantit toute vision cartésienne de la réalité et, surtout, remise en cause du modèle atomiste, plus ou moins implicite dans la plupart des doctrines philosophiques, et qui permet de concevoir le monde comme formé de choses, de corps, dont les conceptions peuvent varier, mais qui assoient la réalité comme substantielle. Au lieu de cela, la physique nous entraîne dans un monde dont l'existence n'est devinée qu'à travers des réseaux d'ondes aux formules mathématiques compliquées et dont on ne sait pas très bien ni ce qui est supposé ainsi onduler, ni comment ces ondes sont reliées à nos bonnes vieilles perceptions sensibles. Il évoque ensuite les interprétations soit relativistes soit substantialistes de la situation laissée par la physique du vingtième siècle.

« Tout au long de nos analyses, deux motifs se sont entrecroisés. L’un avait trait à la coexistence, nécessaire aux sciences expérimentales, d’attitudes relevant respectivement de la théorie et de la pratique, de l’objectivation et de la performance, du savoir-que et du savoir-faire, du parler-de et du jeu communicationnel, de la thématisation et du présupposé. L’autre tendait à délimiter la forme que pouvait encore prendre de nos jours l’objet de la physique, après les critiques dévastatrices que la mécanique quantique a fait subir au concept familier de corps matériel localisé, individualisé, permanent, et porteur de propriétés », écrit Michel Bitbol.

Il pose ainsi, au-delà de la question de l'interprétation métaphysique, celle du positionnement épistémologique que ces mêmes théories impliquent. D'un côté le positionnement traditionnel de la relation sujet-objet, qu'il traduit en relation je-il, de l'autre un positionnement pragmatique où les deux pôles sont en relation interactive. Pour analyser cette relation, il fait appel à Martin Buber et à Jurgen Habermas. « La théorie de l'agir communicationnel de Habermas présente de nombreux raffinements par rapport à l'esquisse dialogique de Buber; son rattachement au courant de la philosophie argumentative lui fait gagner en rigueur et en esprit de système ce qu'elle perd en expressivité oraculaire. Pour autant, comme nous allons le voir, aucun des traits essentiels de la critique buberienne à l'encontre de l'exclusivisme de la théorie de la connaissance n'est affecté par le remarquable travail de reclassement et de mise en contexte historique accompli par Habermas. »

Selon lui, la conception de « l'intercompréhension » de Hbarmas permet de dépasser les apories de la conception traditionnelle qu'il caractérise par ces deux impératifs essentiels :

« (i) la seule fonction des propositions du langage courant est de tendre à une représentation des états de chose,



  1. le seul indice de validité de ces propositions est leur vérité (conçue comme correspondance). »

Dans cette perspective, on reste dans un conception qualifiée de russellienne de la vérité (J. Barwise et J. Etchemend), selon laquelle « ; «(...) les phrases sont utilisées pour exprimer des propositions, des affirmations sur le monde, et ces affirmations sont vraies à condition que le monde soit comme on affirme qu'il est[302]». Autrement dit, une proposition est vraie si le monde s'accorde avec son contenu. » A cette conception, Bitbol oppose une « ligne austinienne », suivant laquelle :

« (i) toute proposition renvoie à un contexte particulier, fixé par les circonstances de l'énonciation de la phrase qui lui correspond (ce contexte particulier est appelé la situation sur laquelle porte la proposition);

(ii) une proposition est vraie à condition que la situation particulière sur laquelle elle porte s'accorde avec son contenu; une proposition est fausse si la situation sur laquelle elle porte ne s'accorde pas avec son contenu, et cela même s'il existe ailleurs dans le monde une situation qui s'accorde avec son contenu. »

Cette conception n'est pas sans rappeler celle de Sartre dans L'être et le néant. L'ancrage de toute conscience dans une situation particulière où le Je, le Tu et le Nous sont en interaction est une facticité. Un peu comme Sartre évoquant le garçon de café, Bitbol évoque le médecin et son patient, réifié dans l'examen biologique et interpellé dans un projet commun de guérison dans le diagnostic et la prescription.

Qu'en est-il de la physique moderne dans la perspective pragmatique de l'intercompréhension ?

D'abord la théorie du référent rejette simultanément le conventionnalisme linguistique et le réalisme ontologique : « la référence ne résulte ni du découpage préalable et arbitraire du continuum de l'apparaître en unités de sens, ni d'une mise en correspondance passive des mots avec des choses pré-existantes; elle s'appuie sur une stratégie d'anticipation perceptive ou instrumentale. Ce qui rend une référence pertinente, c'est le fait que le locuteur, en prononçant un nom, s'engage à fournir à son partenaire suffisamment d'éléments pour qu'il puisse d'une part identifier dans l'avenir ce qu'il désigne, et d'autre part rattacher ce designatum à des documents concernant son passé. La référence au sens de la pragmatique ne retient pas l'aspect purement conventionnaliste de la thèse de Sapir-Whorf, car il existe de nombreux découpages verbaux qui interdisent de mettre en œuvre des critères opérants de réidentification. Elle ne retient pas non plus la dogmatique réaliste, car elle ne se focalise pas sur les entités elles-mêmes mais plutôt sur tel ou tel de leurs aspects perceptifs ou expérimentaux pouvant servir dans le projet de les identifier. »

Ensuite, en examinant les résultats de la physique, Bitbol y distingue les corpuscules, qui ne sont pas réidentifiables (sont-ils même identifiables?) et les vecteurs d'état, qui le seraient. Et il en conclut : « Au vu de ces critères, le passage d'une ontologie de corps matériels à une ontologie de vecteurs d'état semble être la moins mauvaise des options possibles pour des physiciens qui tiennent à maintenir une pensée ontologique dans leur discipline. »

Il élargit pour finir sa visée à « l'unique objet légitime de l'attitude référentielle, la totalité naturelle » et pose la question d'un « réalisme participatif », qui suivrait une stratégie consistant « à combiner un quasi-réalisme référentiel des entités théoriques, à la manière de Schrödinger, et un réalisme non-référentiel (ou participatif) de la totalité indivise, qui prolonge et dépasse la démarche de Bohr ».

N'est-on pas là en présence d'une nouvelle tentative pour concilier Platon et Sextus Empiricus, idéalisme et scepticisme ? Conciliation peut-être souhaitable, comme toute conciliation qui vise à préserver ce qu'il y a de validité dans chaque thèse, mais qui ne peut se résoudre à une addition ou à un souhait non réalisé.



29/06/2015
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