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Une société sobre ?

Pierre Rabhi vient de publier deux ouvrages (« La puisssance de la modération »,  « L'agroécologie, une éthique de vie »), dans lesquels il prône une vie sobre, non seulement comme régime pour se maintenir en bonne santé, ce qui est déjà un but louable, mais aussi parce que cette sobriété serait un remède contre la plupart des maux dont souffre notre société : épuisement des ressources naturelles, violences, guerres, inégalités, injustices, etc. Il se situe dans un mouvement d'idées déjà ancien, et se réclame d'auteurs comme Ivan Illitch, Pierre Bloy, Georges Bernanos, et l'on retrouve évidemment Jacques Ellul et d'autres penseurs à l'origine de l'écologie politique. Ce mouvement a repris le devant de la scène depuis la crise économique, avec la dénonciation par Joseph E. Stiglitz de la « cupidité » et par Daniel Cohen du « désir infini » de « l'homo economicus ». L'homme est victime de son appétit insatiable de richesse, de sa course effrénée au PIB, qui le conduisent dans des opérations de conquêtes et de domination, soit guerrières, soit financières, par l'asservissement par le crédit. Rabhi se réclame de Socrate, mais il fait plutôt penser à Diogène le Cynique ou à Épicure, tous deux adeptes d'une sobriété conforme à la nature. « Celui qui aime l'argent, affirmait le premier, ne peut être homme de bien, ni sur le trône, ni dans la vie privée ». « La soif des richesses est telle chez certains tyrans qu'ils commettent des crimes dont rougiraient les mortels les plus dénués de ressources. L'indigence, il est vrai, conduit à commettre des vols, à percer des murailles, à s'approprier l'esclave d'autrui; mais il y a des rois qui, pour s'enrichir, ruinent des familles, égorgent des milliers d'hommes, et réduisent en esclavage des cités entières. Que je les plains de la cruelle maladie qui les travaille ! Ne ressemblent-ils pas à un homme qui, assis à une table couverte de mets, mangerait toujours sans jamais se rassasier ? »i.

Cette morale, comme toute morale, situe immédiatement une conflictualité entre l'individu et la société. D'abord pour l'individu lui-même qui décide de suivre ces règles de vie, car il va à l'encontre de la morale courante, des comportements socialement encouragés. Tout le monde souhaite avoir des enfants intelligents, et l'intelligence se mesure par le QI, (Quotient Intellectuel). Or j'apprendsii que d'après Maryse Bouchard, docteur en biologie à l'Université de Montréal, non seulement le QI « permet de mesurer scientifiquement chez un enfant les capacités d'intelligence formelle, de compréhension », mais aussi « les espérances de revenus futurs ». Les plus malins seront donc les plus riches ! Adopter la conduite préconisée par Pierre Rabhi et par Diogène revient donc à accepter de passer pour un idiot. Le chemin parcouru par les penseurs qui ont suivi cette voie montre toujours un effort difficile pour s'extirper de la pensée commune et de la morale dominante. La philosophie se construit contre la doxa.

Si on veut, maintenant, faire de cette voie non pas seulement un parcours personnel, mais aussi une voie vers un monde meilleur, si on ajoute une volonté politique ou sociale à cette démarche, les difficultés se multiplient encore. Pierre Rabhi ne se veut ni militant ni homme politique. Diogène comme Épicure ont rejeté toute fonction politique. Néanmoins, ils ont créé des écoles, Pierre Rabhi écrit des livres et donne des conférences. Quant à Joseph Stiglitz et à Daniel Cohen, ils sont consultés par les princes qui nous gouvernent et ne cachent pas leur désir d'influencer l'évolution de la société. Or ce n'est ni plus ni moins qu'une révolution que leurs enseignements entraînent. Il s'agit, au niveau social, d'inverser carrément les valeurs et les buts poursuivis. Le dilemme des révolutionnaires de toujours est alors le leur : comment gérer la conflictualité sans tomber dans la dictature ? Évidemment, on cherche d'abord à convaincre, à faire appel à la raison. Mais la réalité est là pour nous montrer que si le bon sens est la chose du monde la mieux répartie, il en est de même de la sottise et de la passion. Les économistes traditionnels raisonnent sur des modèles dans lesquels l'homo economicus est rationnel. On s'aperçoit que cette rationalité n'en est pas une, et que, de toute façon, les acteurs économiques ne la suivent pas. Faire appel à la raison et la conviction est la seule solution démocratique et pacifique, mais on sait qu'elle n'aboutira pas à un changement radical. Que faire de ceux qui ne seront pas convaincus ? Que faire de ces riches et de ces tyrans qui voudront toujours continuer à s'enrichir et à dominer ? Que faire de ceux qui voudront devenir riches et puissants ? Comment les combattre sans tenter de devenir soi-même riche et puissant ? That is the question !

 

i Le livre de Diogène le Cyinique, par Constantin Castera, Les Éditions d'Art, A l'enseigne du pot cassé, Paris, 1950.

 



31/10/2015
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