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Universalisme et ethnocentrisme

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Dans une interview donnée au Monde (09/01/2016), l'anthropologue Saba Mahmood analyse l'incompréhension des laïcs occidentaux devant le sentiment d'offense ressentie par certains musulmans dans l'affaire des caricatures de Mahomet.

 

Manque d'empathie ou incompréhension intellectuelle ?

Saba Mahmood reproche à « la laïcité » de mal comprendre la spécificité de la religion musulmane et en particulier la relation d'intimité qu'elle crée entre le croyant et le Prophète, relation qui fait que, lorsque le Prophète est ou paraît offensé, c'est chaque croyant qui se sent offensé. Sa réaction à l'offense doit se comprendre comme une réaction à une offense personnelle et non à une simple infraction à la loi divine.

Ce reproche peut se comprendre à deux niveaux différents, celui de l'empathie, dont « la laïcité » manquerait à l'égard des fidèles, ou bien à un niveau plus profond, de structures mentales et intellectuelles génératives qui la rendrait aveugle à cette identification personnelle entre le croyant et son Prophète.

Une grille de lecture ethnocentrée ?

Cette structure profonde serait la distinction entre le signifiant et le signifié : « Il existe aujourd'hui en Occident une conception dominante, héritée de la sémiotique et de la linguistique classique, pour laquelle la signification d'une image diffère de l'image elle-même. » « La laïcité » prend donc racine, pour Saba Mahmood, dans un système intellectuel propre à l'Occident. En restant prisonnière de ce système, « la laïcité » perçoit les réactions musulmanes aux caricatures du Prophètes à travers une grille de lecture ethnocentrée.

La distinction entre l'image et ce qu'elle représente n'est pas une invention de la sémiotique ou de la linguistique. Moïse, en reprochant aux Juifs d'adorer le Veau d'or, leur reprochait de confondre une image avec la divinité elle-même qu'elle était supposée représenter. Les Juifs ont ensuite reproché aux premiers chrétiens (des Juifs convertis) de confondre Jésus et le Messie envoyé par Dieu, une image et ce qu'elle prétendait être. Les Iconoclastes et plusieurs sectes protestantes reprochaient à l’Église catholique de permettre aux fidèles d'adorer des images et donc de détourner de la vraie foi. L'Islam reproche au christianisme de prendre Jésus, un prophète, pour un Dieu, c'est-à-dire un signifiant pour un signifié. L’Église catholique reproche à ses fidèles d'adorer des saints, qui ne sont que des supports terrestres de la grâce divine. Ces exemples montrent que, à la différence de ce qu'affirme Saba Mahmood, les religions du Livre ont toujours considéré qu'il fallait distinguer entre l'image et ce qu'elle signifie. La distinction entre le signifiant et le signifié est coextensive avec les monothéismes, et on en retrouverait des exemples aussi dans les interprétations philosophiques du paganisme.

L'image et ce qu'elle représente

Dans le cas particulier des caricatures mettant en scène le Prophète et/ou Dieu, le ressenti des musulmans, tel qu'il est décrit par Saba Mahmood, est que la représentation caricaturale du sacré revient à une représentation caricaturale d'eux-mêmes, qui s'identifient, ou tentent de s'identifier, à l'exemple de Mahomet. En fait, chaque dessin constitue, du point de vue de la dichotomie entre signifiant et signifié, un cas particulier : certains signifient que Allah est bien mal vénéré par des gens qui commettent des crimes en son nom ; d'autres signifient que Allah est un mauvais dieu s'il peut inspirer de la haine à ceux qui lui sont fidèles. Le premier cas vise donc les mauvais fidèles, le second vise le sacré lui-même. Si, comme le dit Saba Mahmood, les musulmans (ou plutôt « un grand nombre d'entre eux ») ne perçoivent pas la différence entre le signifiant et le signifié, ils ne perçoivent pas non plus les deux significations possibles des dessins. L'ethnocentrisme a cette propriété d'être réversible. « La laïcité », par ethnocentrisme, est imperméable à l'intimité de la foi, les fidèles, par ethnocentrisme aussi, sont imperméables à la signification des images, par delà leur matérialité.

Il ne faut toutefois pas se tromper. S'il faut bien distinguer entre le sens de chaque dessin et la matérialité du dessin, (« un simple coup de crayon »), celui-ci, lorsqu'il représente Mahomet ou Allah, les représente effectivement. C'est bien de Mahomet ou d'Allah que les caricaturistes parlent, ou au moins de l'idée qu'en véhiculent les croyances. La signification ne diffère pas du signifiant par ce qu'elle désigne, mais par ce qu'elle en dit. C'est pourquoi chaque dessin est porteur d'un message différent.

Qui est l'offensé ?

Selon Saba Mahmood, ce sont « de nombreux musulmans », mais lesquels ? Il s'agit de ceux qui ne sont pas imprégnés de l'idéologie dominante en Occident, issue de la sémiotique et de la linguistique classique. Mais si cette idéologie repose essentiellement sur la distinction entre signifiant et signifié, ils ne me semblent pas devoir être majoritaires. Toute la tradition religieuse musulmane, comme les autres traditions, juive et chrétienne en particulier, consiste dans des travaux d'exégèse, c'est-à-dire de déchiffrement et d'interprétation des textes fondateurs, et donc reposent essentiellement sur l'idée qu'un signifié essentiel est à découvrir derrière le signifiant apparent. Le refus ou la non-reconnaissance de la distinction entre signifiant et signifié concerne donc une minorité de croyants.

Qui est l'offenseur ?

Il ne semble pas identifié dans l'interview autrement que comme « la laïcité », elle-même subdivisée en deux sous-ensembles : 1/ « les laïques radicaux (qui) avancent que toutes les personnes religieuses doivent accepter les principes de la liberté d'expression (…) où toute image, même sacrée, peut être représentée et parodiée ; 2/ et « d'autres (qui) rappellent que la liberté d'expression n'est pas seulement un droit, et qu'elle implique une responsabilité civique à l'égard des gens religieux et leur foi ». Et de citer des pays à majorité chrétienne qui ont des lois contre le blasphème, l'Allemagne, l'Autriche, l'Espagne, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'Italie. L'offenseur est donc le « laïc radical » qui pense pouvoir contraindre les personnes religieuses à « accepter » les images blasphématoires.

Qu'est-ce qu'une offense ?

Le terme d' « offense » a un sens différent en français et en anglais (cette fameuse distinction entre le signifiant et le signifié !). En français, il vise une injure, et, dans un emploi un peu archaïque, une blessure. En anglais, il a aussi ces significations, mais dans un emploi un peu archaïque aussi, et signifie plutôt aujourd'hui un délit ou un crime. C'est probablement à cette tradition anglophone que Sada Mahmood se réfère lorsqu'elle dit que la notion d'offense est « très présente dans le discours juridique libéral ». Dans le droit français, cette notion ne se rencontre guère que dans « l'offense au chef de l'Etat », d'ailleurs en passe de disparaître.

Si la notion d'offense doit avoir un sens, lequel ? Je vois trois possibilité : 1/ l'offense a vocation à être pardonnée (soit par l'offensé, soit par Dieu lui-même, pour certains croyants) ; 2/ l'offense a vocation à être réparée (par un acte de justice) ; 3/ l'offense a vocation à être vengée (par une offense symétrique). Saba Mahmood parle de « blessure intime » subie par les musulmans touchés dans leur identité personnelle par les caricatures. Le caractère intime de la blessure rend peu compréhensible une réponse publique et collective, qu'il s'agisse du pardon, de la réparation ou de la vengeance. C'est donc plutôt du côté de l'empathie qu'il faut chercher une réponse juste à l'offense. Oui, il faut comprendre la douleur ressentie par les musulmans blessés. Non, il ne faut pas sombrer dans l'islamophobie et le « deux poids deux mesures » provoqué par les législations dites « tolérantes » des pays cités (hors la France, régie par la « laïcité radicale »...), qui protègent les images chrétiennes mais pas la foi musulmane.

Chercher une autre suite aux offenses serait mettre le doigt dans un engrenage soit juridique, dans le meilleur des cas, soit de violence, où, sous prétexte d'équilibre, on accumulerait réparation sur réparation et vengeance sur vengeance.

Universalisme et relativisme

Le fond du problème soulevé par Saba Mahmood est celui de la confrontation entre des visions particulières du monde, victimes de l'ethnocentrisme. Le parti pris anthropologique pousse à considérer, justement au nom de la lutte contre l'ethnocentrisme, que toutes ces visions sont d'égale valeur. C'est à ce titre que Saba Mahmood demande à bon droit aux laïcs, radicaux ou non, de comprendre mieux l'offense subie par les musulmans. Au même titre, on pourrait demander aux mêmes musulmans de comprendre que les athées puissent trouver leur religion (comme les autres) contestable. Mais cela supposerait qu'ils renoncent à « l'interprétation sémiotique « incorrecte » » par laquelle ils identifient le Prophète à son image. Or, précisément, cette interprétation est présentée comme constitutive de la foi, sinon de tous les musulmans, du moins de nombre d'entre eux, et notamment des femmes du « mouvement de piété » en Egypte, rencontrées par Saba Mahmoodi, qui l'explique de la façon suivante : « Il s'agit pour de nombreux musulmans pieux de faire leurs ses vertus, de lui ressembler, dans la mesure où Mahomet est une figure humaine, une personne qui ne partage pas l'essence divine. Cela revient donc à vivre dans une relation de proximité intime avec la figure du Prophète, à travers certaines façons d'être, exemplaires, qui révèlent le bon musulman. Ces manières se maintiennent à travers des habitus, des règles de vie, de pudeur, de santé... En caricaturant Mahomet, les dessins ridiculisent des aspects personnels et sacrés : voilà pourquoi ils peuvent être ressentis comme offensants. » Cela n'est pas sans rappeler l'Imitation de Jésus-Christ, jadis traduite par Corneille, puis par Lamennais, qui prétend montrer comme être un bon chrétien en « imitant » Jésus. Les chrétiens aussi sont invités à s'inspirer des vertus et du comportement du Christ et des saints. Ainsi, le particularisme découvert par Saba Mahmood est-il plus un particularisme de la religion monothéiste d'inspiration biblique que spécifiquement musulman.

A l'inverse, elle attribue au particularisme de l'Occident et du colonialisme la fameuse distinction de l'image et de son signifié, qui s'arrogerait une universalité imméritée. Pourtant, cette distinction est aussi présente dans l'Islam. Faut-il aussi rappeler que l'Islam, de l'Arabie à Bagdad, puis à Fès, Cordoue, Constantinople, et aux rives du Gange, fut, lui aussi, le support idéologique de conquêtes et d'occupations coloniales ? Qu'il fut, à son tour, victime du colonialisme européen et occidental n'en fait pas, pour autant, le porte-parole naturel de l'anticolonialisme.

On se retrouverait donc dans une confrontation où chaque particularisme, constitutivement incapable de sortir de sa matrice générative, ne serait que l'expression d'une situation historique déterminée sans pouvoir exprimer quoi que ce soit qui ait une valeur intrinsèque ? L'universalisme est probablement illusoire, dans le sens où il contiendrait des concepts tels que toujours, jamais et partout, dans le sens où il prétendrait présenter des vérités définitives et universelles. Il n'empêche que certaines idées contiennent une certaine vérité, probablement mal exprimée, mais qui vaut par elle-même, au-delà de sa situation. La recherche ascétique de l'imitation d'un personnage exemplaire n'est pas propre à l'Islam ni à une fraction de celui-ci. Il contient un désir bien plus large de l'amélioration de soi, qui parcourt bien des courants de la spiritualité, religieuse ou non, présent déjà dans la philosophie grecque ancienne. Implique-t-elle que l'on identifie ce personnage à sa représentation ? Évidemment non. Certes, on peut comprendre que certains confondent ces deux propositions, mais il n'y a pas d'implication logique entre elles. La distinction entre le signe et le signifié est issue d'une tradition philosophique bien plus ancienne que la linguistique et la sémiotique. Ce n'est pas cela qui la rend universelle. Pourtant elle comporte quand même une part de vérité qui va bien au-delà et des religions monothéistes, qui ont souvent eu recours à elle et, de la linguistique, puisqu'on la retrouve aussi bien dans toute conception de la mesure dans les sciences physiques (l'aiguille sur le cadran de la balance n'est pas la masse du corps, mais elle en est l'image signifiante).

Le relativisme, sous couvert de ne pas privilégier une vision du monde sur une autre, revient à la négation de toute vérité, de toute valeur intrinsèque. Sur le plan pratique, il conduit à une perpétuelle et délétère confrontation. Sur le plan épistémique, il conduit, pour éviter une forme dévoyée de scepticisme, à préférer le croire au savoir.

 

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i Politique de la piété

Le féminisme à l'épreuve du renouveau islamique

Saba MAHMOOD, La Découverte, 2009

http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Politique_de_la_piete-9782707153395.html

 



12/01/2016
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